Antan, j’ai eu l’heur et le bonheur de connaître et de fréquenter les salles de cinéma de Perpignan.
Hier, ces salles avaient pour nom le Rex, le Branly, le Capitole, le Familia, le Nouveau-Théâtre, le Paris et le Perpignan (les Deux Salles), le Français, le Rive Gauche, le Centre-Ville et – seul survivant de cette ère à jamais disparue – le Castillet…
En ces temps antédiluviens, en cette époque aujourd’hui devenue obsolète, le cinéma représentait un espace et un moment de rencontre et de rassemblement privilégiés…
Bien avant que les dictionnaires de la langue française aient été exercés ou rompus à intégrer les mots de convivialité, de socialité ou encore de sociabilité… bien avant tout ce verbiage, le vivre-semble existait à Perpignan, et ce grâce au cinéma.
Toutes les salles de cinéma employaient des ouvreuses : femmes rémunérées pour certaines, non rémunérées pour d’autres, lesquelles recevaient – bon gré, mal gré, pour contribution à leur service – les maigres pourboires que leur accordaient les spectateurs.
L’ouvreuse – un travail qui ne constituait qu’un appoint pour bon nombre d’entre elles- gagnait encore quelque menue-monnaie, grâce à la modeste marge pécuniaire que lui procurait la vente de glaces, de cacahuètes, de chocolats ou de boissons non alcoolisées, articles alimentaire qu’elle proposait à l’entracte dans un panier d’osier quadrangulaire, pendu autour de son cou et appuyé sur son buste, un panier d’osier dénommé « l’éventaire ».
L’ouvreuse demeure – dans mes souvenirs – le symbole et le témoin d’un jadis révolu, mais ô combien marquant…
Vestale de la salle obscure, l’ouvreuse ne présentait pas d’inventaire, mais proposait son éventaire…
L’ouvreuse n’a jamais eu de nom…elle n’en a pas… elle n’en aura sans nul doute jamais…
Sa silhouette, son ombre, son passage me renvoient à un temps béni, à un autre temps, qui ressuscite dans les effluves du parfum de la nostalgie…un temps éthéré sur lequel je me hasarde à mettre un nom avec pudeur, dans l’intimité et dans le recueillement,: ce nom – écrit à l’encre indélébile sur une porte que l’on rouvre – ce nom est celui de l’enfance…
L’ouvreuse
Un soir que je passais devant un vieux cinoche,
Sentant avoir manqué le coche,
De ma mémoire emplie ainsi qu’un vide-poche,
Surgit, un sourire en galoche,
L’ouvreuse à la lampe de poche.
Face à l’écran peuplé de héros, de fantoches,
Sans ambition et sans reproche,
Discrète, elle plaçait dans les rangs de caboches
Les grands-pères et les mioches,
L’ouvreuse à la lampe de poche.
Lorsque retentissait à l’entracte, la cloche,
Mon cœur cuisait au tournebroche
De connaître l’instant si fatidique et proche
Où, au vestiaire, l’on raccroche
L’ouvreuse à la lampe de poche.
Qu’elle eût pour nom Scarlett, Cléopâtre ou Folcoche,
Qu’elle fût blonde, amène ou moche,
Son faisceau en milliers d’images s’effiloche
Et j’en prends comme une taloche,
L’ouvreuse à la lampe de poche.
Parfois, dans les allées sombres du Rive Gauche,
Une déesse qui décoche
Des souvenirs d’un arc tout abîmé d’encoches
Parle à mon âme de gavroche,
L’ouvreuse à la lampe de poche.
Jean Iglesis